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26 décembre 2004

Claude Louis-Combet/Celle par qui la ténèbre arrive

Dès les premières pages, elle est, elle, la petite sœur de cinq ans, « celle par qui la ténèbre arrive » ! Pourtant, ténébreux, il ne l’est pas moins. Lui, de cinq ans son aîné. Pareille à elle, avec ses grands yeux sombres. Et ce même amour exigeant vissé à l’âme et au corps. C’est qu’ils sont de la même espèce, le frère et la petite sœur. De la race solitaire et solidaire des « maudits ». Ils le savent. Et ils en jouent. Rongés semblablement dès leur plus tendre enfance et jusqu’au plus profond de leurs viscères par l’interdit de leur amour. Un amour qui prend chair et bonheur dans la fulgurance d’un éclair de printemps. Et conduit inéluctable au bord du gouffre les deux amants. Leur tragédie prend fin avec le suicide (? !) de l’un … puis de l’autre. Leur histoire ? Une passion folle qui s’accouple avec la mort ! Entre les deux versants, une descente lente aux enfers, et longue sur des chemins pavés d’opium ! Rutilants et douloureux !

Ainsi est-il de Blesse, ronce noire, la fiction qu’a inspiré à Claude Louis-Combet le poète autrichien Georg Trakl. Et plus particulièrement le poème « Révélation et anéantissement ».
Le texte, en six parties, s’organise selon un ordre chronologique qui surprend. Automne 1897/été 1905/1905-1909/été1909/ mars 1913/octobre-novembre 1914. Dix-sept ans de la vie de Gretl et Georg se déroulent ainsi, avec des ellipses temporelles et de soudains allongements. Dans une langue où fusionnent mysticisme et baroque, une langue à l’image des deux enfants.

Il fallait bien que le texte prît son essor à l’automne, saison des profondeurs crépusculaires. Dans cet automne fin de siècle, cependant somptueux. Il fallait bien que s’ancre le récit dans le grenier de la maison. Car « c’est au grenier qu’a lieu, dit Bachelard, la bouderie absolue, la bouderie sans témoin ». Pour le philosophe Louis-Combet, La Poétique de l’espace ne pouvait avoir de secret. C’est dans ce grenier « au miroir » que le garçon «dans sa jeunesse sans innocence » initie la petite sœur consentante et l’entraîne au cœur de mystères et de sacrifices originels. Sacrifice de la poupée transpercée par la violence d’un coup de sabre. Mystère du corps féminin mis à nu par le frère. Découvert, le sexe enfantin, entre ouverture et fermeture, dans une mise en abyme vertigineuse de jeux de regards et de jeux de miroir. Voilà bouclée la scène primitive et primordiale des amours enfantines. Amours incestueuses auxquelles ni l’un ni l’autre ne cherchent à échapper. Jamais. Chacun grandit avec la pleine conscience d’avoir déjà accompli la faute. Faute exigeante, tyrannique, inscrite au plus vibrant des replis secrets de leur chair. Qui, l’heure venue réclame son dû.

Le récit se clôt à l’automne, mais un automne brouillé de « brumes fuligineuses » celui-là. Et Gretl emporte avec elle la dernière image : celle de l’enfant nue au miroir.

Claude Louis-Combet, Blesse, ronce noire, José Corti, 1995.

Texte©angelepaoli

Louiscombet Claude Louis-Combet
©Chez José Corti

EXTRAIT

Dans le grenier de la vieille maison, c’est un capharnaüm de malles remplies de livres, de lettres, de papiers de famille, mais aussi de vêtements périmés, de rideaux, de dentelles, de coussins à franges et à ramages. Il y traîne des jouets comme fracassés par le temps : une poupée qui a perdu une jambe, une autre dont le crâne de porcelaine s’est brisé et laisse apparaître le délicat appareil de contrepoids qui fait mouvoir les yeux, petits globes de verres bleus se haussant et s’abaissant sous des paupières immobiles ornées de très longs cils. Les poupées portent des robes à l’image de celles des petites filles et, là-dessous, de précieux petits pantalons blancs serrés contre les cuisses. Un jeu de quilles est étalé sur le plancher. Un cheval de bois éreinté est encore attelé à sa charrette, mais celle-ci n’a plus de roues. Des soldats de plomb fauchés dans leur élan viril gisent dans une boîte de carton. De nombreux couvre-chefs, masculins ou féminins, sont accrochés à des patères ou traînent dans la poussière : des casquettes, des gibus, des canotiers, des chapeaux extravagants ornés d’oiseaux, de fleurs, de plumes, et garnis de rubans, de voiles noirs ou de voilettes. Des outils d’antan paraissent abandonnés à leur rouille. Le bois est cironné : maillets, manches de gouges et ou de marteaux, poignées de scies sont effrités au-dedans, pulvérulés, et s’émiettent à même le sol. Des baquets, des arrosoirs et divers ustensiles en zinc sont cabossés, percés, déchaussés, béants. Un sabre d’abordage, engainé de cuir, pend lamentablement, pointe en bas, retenu par une boucle de cordonnet, parmi des colliers de fausses perles et de fausses pierres, des grelots, des gants de filet déchirés et noircis. Une grande pesanteur d’inertie accable ce ramassis d’objets éliminés. Un miroir grandiose, serti dans un décor de plâtre foisonnant de palmettes et de lauriers, affiche son éclat blanchâtre et terne au-dessus du fatras.
(pp. 12-13-Incipit)

Voir aussi :
- Hiérophanie du sexe de la femme.
- Isula, Insula.
- Mala Lucina.


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Texte©angelepaoli

Rédigé le 26 décembre 2004 à 11:01 | Lien permanent | Commentaires (0)

Poupées de porcelaine, poupées de cire, poupées de son...

Icônes de l’enfance (III)

Poupes_brises
Poupées brisées
Ph, G.AdC

«  Des écureuils à demi-enterrés  »

« J’ai à raconter la violence d’écrire. Je veux écrire ce que je ne peux pas écrire. Le livre m’aide. Le livre m’égare, m’éconduit. Il veut écrire, lui. Il veut que je l’écrive, lui, moi je veux écrire le livre que je poursuis de mes rêves. L’écrirai-je jamais ? »
Hélène Cixous, L’Amour du loup et autres remords, éditions Galilée, 2003, page 109.

Démembrées décapitées énucléées Défaites dénudées démises de leur être Désemparées d’inexistence
Dé substantialisées Poupées Vêtements épars feutrine des chaussures délavée chaussures éculées culottes dentelées de terre robes jupons flétris déboutonnés agrafes violentées
Trous grattés dans la terre déshéritée du jardin creusés griffes ongles entamés doigts englués de motte noire émiettée cailloux éparpillés rejetés délestés Poupées démantelées éparpillées Chéries mais démembrées
Tête étrange tronc décomposé défait équilatère bombé troué vidé corps dévissé déguenillé Pict0021
Poupées
éparpillées écartelées ensevelies dur lit de terre tombale remblayée lissée terre assoiffée arrosée apaisée Jupes troussées culotte baissée plissée sur la rondeur des cuisses jambes écartées jets puissants d’urine chaude Eaux de ton corps minuscule Poupées arrosées de tes eaux insondables Surgies comme intarissables sources de tes infinies profondeurs Terres gluantes de tes urines chaudes odorantes aimées Ondine insoupçonnée plaisirs inavoués innommés
immuables toi enfant d’Isis à ton insu Poupées abandonnées à leurs cavités sombres Tu pleures de ces eaux qui coulent sur tes joues Deuil de ton bien perdu désamorcé enseveli noyé démantelé éparpillé désintégré mouillé arrosé bercé du chant de tes urines chaudes Poupées

Pict0022

Combien de temps te faudra-t-il attendre encore le temps que passe le temps que te revienne en mémoire le souvenir de cette blondeur défaite de ces regards d’agate mauve de ces cils doux léchés d’amour le temps de remonter le temps de ta capricieuse mémoire Le temps que ton corps se souvienne du corps aimé de ta poupée Cajolée bercée puis dépecée que le désir ne te prenne de te mettre en recherche d’exhumer le corps de tes poupées Corps mutilés par cet amour déchirant qui t’habite éléments épars ressurgis du berceau de la terre Noircis par l’insanie d’écoulements secrets Tu écailles les croûtes accumulées crottes de terre incrustées dans les interstices du corps gonflé de particules défuntes Tu souffles d’une haleine légère sur les cheveux collés d’humeurs profondes Tu retraces le temps et dans ce temps qui est tien Tu recrées ta poupée membre à membre Tu la rends à la vie Tes doigts experts agencent la délicate mécanique interne crochets et élastiques Tu redresses et articules Tu diriges les membres crucifiés Tu t’abreuves au regard d’agate tendre Tu recueilles l’eau de la fontaine Doucement tu la baignes réconfortée Tu l’étends dans cette eau pure Pour que se délasse son corps meurtri Tu la berces de caresses Tu lui parles la langue tienne Infinie d’insatiable tendresse.

Pict0023
Ph.©angelepaoli

Texte©angèlepaoli

« Lointains du jeu ! La fructifiante alors se donnait encore
bienheureuse et plus inventive que dans la plus tardive descendance,
loin par delà les petits-enfants -- la nature non tourmentée !
Amie de la mort, car dans la métamorphose légère
elle croissait cent fois à travers elle… ô poupée,
figure très lointaine -- comme les étoiles s’édifient de la distance
en mondes, tu fais de l’enfant un astre.
Est-il pour l’espace cosmique trop petit : vous étendez
l’espace des sentiments entre vous, étonnés, l’espace accru.

Mais tout d’un coup voici qu’arrive… Quoi ? Quand ? Sans nom, rupture --
Quoi ? -- La trahison…emplie de la moitié de l’existence.
La poupée ne veut plus, dénie, ne connaît plus.
Fixe, l’œil refusé, elle gît, ne sait pas ; elle n’est plus, même,
Chose -- -- vois comme les choses
Ont honte d’elle
…. »

Rainer Maria Rilke, « Élégie inachevée », Élégies de Duino, Œuvres poétiques et théâtrales, Gallimard, Collection La Pléiade, 1997, p. 573.

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Rédigé le 26 décembre 2004 à 01:52 | Lien permanent | Commentaires (0)

20 décembre 2004

Belle de mars

(en songeant à Brina)

Brina_svit Portrait de Brina Svit
Image, G.AdC

Émouvante magie
soirée attente
Elle
Belle de mars
devinée guettée
entrevue mais rencontrée
déjà
là-bas
en d’autres lieux
autres noms autres vies
amis dévoilés
aimés partagés le temps
une nuit lecture
dans une langue
pour elle étrange
avec ce brio de fantaisie
dans la voix
dans le ton
un peu rauque parfois
blonde douceur
lunaire
émouvante pâleur
tendresse toujours
amie d’un ailleurs
suranné d’aujourd’hui
givre à cristaux
apparence légère
éclats profonds
yeux miroirs sublunaires
sourire esquissé
parole rebroussée
ressaisie
reprise
ramenée soudain
à son lieu émergence
perdue
enfuie
rendue au silence
d'avant l'aube
bue

Texte©angèlepaoli

Voir aussi :
- la Bio-bibliographie de Brina Svit dans la contribution que j'ai consacrée à Moreno;
- la notule consacrée à l'ouvrage Con brio. : Brina Svit/Rue des Illusions perdues


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Rédigé le 20 décembre 2004 à 12:34 | Lien permanent | Commentaires (1)

13 décembre 2004

Hélène Cixous/Petites érinyes de la conscience

Comment rendre compte d'un tel livre, L'Amour du loup et autres remords de Hélène Cixous ? Comment s'y prendre sans se méprendre ? Ca a pourtant l'air simple. Une simplicité qui très vite surprend ! Avec Cixous, toujours se déprendre de ce que l'on croit ; de ce que l'on sait. De ce que l'on croit être ! Se méfier ! Ne pas se fier à soi ni à quoi que ce soit. Mais alors, à qui et à quoi ?

Au langage avant tout qui ne dit pourtant qu'à demi-mot dans l’espace médian entre le dit et le non-dit. Ou avec d’autres mots, ajustés pièce à pièce par cette forgeuse d’une langue sienne, une langue autre. Nouvelle, une langue à elle, d’elle. Dans cette zone franche-affranchie, abolie d'elle-même. Qui sépare les êtres et dans le même temps répare. Dans cette bande frontière exiguë, ce fin sillon sur le fil incertain du texte. Qui se dérobe, et se scinde et se recompose pourtant en parties distinctes. En suis-je aussi sûre ? Indistinctes alors ? Non plus ! Tantôt s'appuyant sur la langue anglaise, tantôt sur l'allemand, lorsque le français ne lui suffit plus. Le plus souvent pour dire ces interstices indicibles, ceux de l'écriture. Du moment de SON surgissement, de ce néant d'où elle vient et vers lequel elle se prépare, une fois le livre fermé, à retourner.

De quoi « ça  » parle ? « Ça  » parle d'écriture. D’où cela provient, de ce moment-là qui surgit comme une source lointaine, longtemps tenue secrète, secrètement tenue aussi. Ce qui n'est pas tout à fait la même chose ! Tenue sous les strates profondes du moi. Ecriture qu'un événement a ancrée loin en soi ! Trou béant qu’un « bombardement » a laissé tel quel, à sa béance. Incomblé. Béance que l'écriture un jour commence à s'approprier. Longtemps après que l'événement a eu lieu !

De quoi « ça » parle?
Trois parties composent ce livre. Dont le titre sauvage m'a happée. Aussitôt la sortie du livre ! Précédées, ces parties, d'un avant-propos au titre non moins énigmatique : "Ma conscience me mord la langue avec tes dents". L'Amour du loup et autres remords ouvre la première partie de l'ouvrage, intitulée "Sacrifices". Chapitre en six récits, suivi d'une seconde partie intitulée « Le livre personnage du livre » qui compte, lui, quatre chapitres. Vient enfin la dernière partie, intitulée: «  Pour finir, Deux immortels  », constituée celle-ci de deux chapitres seulement ! Etrange composition donc, qui va en décroissant de deux en deux. Ceci a-t-il «  du » sens ? Cela fait-il sens ? Sans aucun doute. Chez Cixous, rien, jamais, n'est laissé au hasard ! Sauf les mots ajustés pièce à pièce qui font irruption soudaine dans la langue sienne !

Alors? Quoi d'autre ? Amour. À mort. Remords. Amour mordant à mort. Remords ! De quoi au juste ? De quelle culpabilité l'écriture est-elle la preuve ? « D'une culpabilité sans faute, pure et tordue » ! Voilà qui est paradoxal et qui laisse sur sa faim/SA fin ? Surtout lorsque le lecteur découvre au hasard des pages l'amour inattendu du loup pour l'agneau. Cet agneau qui le craint et tremble de l’amour « vorateur » que son maître lui porte. Mais qui aime son maître et bourreau malgré ou en raison de la peur qu'il a de lui ! Amour alors de ce qui en chacun de nous fait peur ? De notre « lupicité  » et de celle de l’autre dont nous ne tenons pas à nous déprendre. Histoires d'amour et d’animaux, histoires de langages et de langues. Histoires d'amour que l'auteur porte en elle avec tous ces «  êtres d'incandescence  » à qui elle doit la vie. «  Les animaux, ma mère, mes poètes, mes enfants, mes livres  » ! On s’étonnera ici, dans cette énumération qui donne la primauté aux animaux, de l’étrange absence de l’homme !
Et les remords alors ? Cet « automordillement de l’esprit dans son intimité ». « La conscience… petite érinye personnelle » par qui l’écriture se fait chair.

«  Loup qui aimes-tu ?
Si je savais !...
L’amour c’est : ça. Ça même. Et Ça m’aime. Et la fable s’appelle "Le Loup est l’Agneau" » (Sacrifices, page 41).

Hélène Cixous, L'Amour du loup et autres remords, éd. Galilée, 2003.

Helene_cixous_
Hélène Cixous
Image, G.AdC

Voir aussi :
-
le site Hélène Cixous (en anglais) de la Stanford University;
- les portraits d'Hélène Cixous sur se site d'Olivier Roller.

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Rédigé le 13 décembre 2004 à 00:52 | Lien permanent | Commentaires (2)