U Mulinu di Pendente
Canari (Haute-Corse)
U MULINU DI PENDENTE
Entre la Corse et l’Angleterre, les liens ne manquent pas. En premier lieu évidemment, Pasquale Paoli, surnommé le Père de la patrie, « u Babbu di a patria », mort en exil le 5 février 1807 à Londres ; Dorothy Carrington
(1910-2002), dite Lady Rose, célèbre pour ses nombreux et passionnants écrits sur l’île où elle a débarqué pour la première fois en 1948. Et plus près de moi, Julian Searle Page, une « fascinante » et emblématique figure du village de
Canari et du Cap Corse.
Rares sont les personnes qui, tombées amoureuses du village de Canari, ont néanmoins réussi à réellement s’y implanter et à y faire leur vie. Aussi intégralement et insolitement. Julian Searle Page fait vraiment figure d’exception dans le paysage communal. Ce sympathique et chaleureux original, ancien ingénieur aéronautique chez Alsthom (ayant participé à la construction du Concorde) et neveu du philologue et helléniste Thomas Ethelred Page, a délaissé depuis trente ans les terres d’Albion pour celles de Kallistè. Et, entre tous les villages, élu celui de Canari. Âme du silence, excentré et excentrique, ainsi que se définit volontiers Julian quand on le sollicite, le savant longiligne, dans la lignée du Barry Lindon de William Thackeray, a jeté son dévolu sur un vieux moulin en ruines,
u Mulinu di Pendente, sis à la frontière de deux communes: Canari et Barrettali. Il suffit de passer le pont pour basculer de l’une à l’autre. Là, à l’entrée ou à la sortie de l’arche qui enjambe le Furcone, torrent en abrupt sur les pentes du Cuccaru, le Mulinu, havre d’eau et de fraîcheur, blottit ses lignes dans les enchevêtrements de lianes et de liliums. À la jonction de deux versants.
Depuis 1975 (date de son arrivée en Corse), Julian a pris le temps qu’il fallait pour rassembler toutes les parts du moulin, les racheter et en restaurer minutieusement les antiques ruines. Avec des lauzes de l’île et des pierres de Brandu. Matériaux nobles côtoient poulies et cordages. Les poutres imposantes de châtaigniers, les paysages à la Gainsborough, les partitas de Bach ou les
lieder de
La Belle Meunière de Schubert grand ouvertes sur un pupitre, la flûte à bec et la vieille machine à écrire Underwood, les rayonnages de la bibliothèque en vigie-mezzanine, avec passerelle ajourée, font osciller le moulin entre cabine de voilier et cabinet de curiosités. C’est là que vit notre Érasme, naviguant haut et fier, même au cœur de l’hiver. Entre poésie, musique et aménagement raffiné de son territoire. Dans le moulin solitaire, longtemps baptisé le « moulin de l’Anglais ». Tapi au cœur d’une nature exotique d'une exubérance baroque qu’en jardinier et esthète exigeant, Julian soigne avec goût et talent.
Ce qui fait trembler Julian ? Ni les sangliers qui labourent ses terres ni la solitude dense et sombre qui hante ces lieux. Mais, dévalant la montagne, les rochers sauvagement drossés par les bouillonnements du torrent. Qui roulent dans la nuit d’encre leurs grondements cyclopéens.
Ci-dessous, une sextine de ma main traduite par Julian Searle Page à mon intention en ce mois de juillet 2005. La difficulté de cet exercice réside surtout dans le fait que les règles formelles de la
sextine ont été strictement respectées dans la traduction.
Sestina
DRIFTING WAVES
Mournful she flees into a dreamless night
a hard knot muzzles her soul of silence
her throat holds back that drifting tear
sufficient then a springtime of gloom
so that at last is silent the knell of her lost love
in her soul muted through the fulness of the day
oh how many a somber day
that her song of tears could find respite
that stops abrupt the knell of her lost love
she that heels listless in her rage of silence
bound in the mourning of the springtime of doom
that binds her to that shore of many a tear
held back from the drifting conch by fear
aware of what requites the orb of day
that ends her sepulchral spell by no means soon
that sees her engulfed in a dreamless night
lost and drowned in her rage of silence
a tearful somber prey to her lost love
a listless prisoner prey to her lost love
she falls benighted her rage that knows not mere
bewailing free her pangs of silence
that then bounds forth in the fulness of the day
the web once broken dreams she by night
banished far her springtime of gloom
and stops abrupt the nowness of her gloom
departing too the laughs of love
a slumber woven full of dreams by night
two together flowing from mere to mere
finding again their joyful sunlit day
unfolding ever more far from tears of silence
unfolding ever more beyond her rage of silence
leaving forever her sepulchral room
to knot again their joyous sunlit day
ceasing to languish in enshrined lost love
free from the desire of her rage that knows not mere
on the waves of dreams to once again alight
far from tears of silence and looks of gloom
abandoned to play of water light and love
as newfound dreams by night of drifting waves endear
Traduction de mon ami
Julian Searle Page.
VAGUES EN DÉRIVE (sextine)
Douloureuse elle fuit dans une nuit sans rêve
un nœud étroit musèle ses entrailles muettes
sa gorge tient serrés les sanglots en dérive
il aura donc suffi d’un printemps ténébreux
pour que se taise enfin le glas du désamour
dans ses entrailles sourdes à la pleine lumière
il en aura fallu des journées sans lumière
pour que son chant de pleurs se résigne à la trêve
pour que cesse soudain le glas du désamour
elle git alanguie dans ses rages muettes
enfermée dans le deuil d’un printemps orageux
qui la garde attachée sanglotante à la rive
elle se tient à l’orée de sa conque en dérive
attentive aux rigueurs de la pleine lumière
que finisse à jamais ce séjour caverneux
qui la vit s’abîmer dans un sommeil sans rêve
se perdre et se noyer en des rages muettes
en proie aux affres noirs du sanglant désamour
prisonnière alanguie en proie au désamour
elle se livre en aveugle à sa rage en dérive
et brame à la volée sa souffrance muette
pour que surgisse enfin dans la pleine lumière
la trame interrompue du tissé de ses rêves
et que s’exilent au loin les printemps orageux
que finisse aussitôt ce séjour ténébreux
que s’éloignent avec lui les rires de l’amour
que se tisse à nouveau un sommeil plein de rêves
et qu’ensemble tous deux coulant de rive en rive
ils puissent retrouver leurs jeux vers la lumière
évoluer sans fin loin des larmes muettes
s’envoler à jamais loin des rages muettes
et quitter pour toujours ce séjour caverneux
afin de renouer leurs jeux dans la lumière
et finir de languir dans un pieux désamour
libéré du désir de la rage en dérive
se couler à nouveau dans les vagues du rêve
loin des larmes muettes et regards orageux
s’adonner aux lumières, aux jeux d’eaux et d’amour
dans les rêves nouveaux de vagues en dérive
Angèle Paoli
D.R. angèlepaoli