<< Poésie d'un jour
Tableau de→ Erwin Heyn
L’ivre de tous les infinis !
Se jeter dans le feuillage nocturne du texte
vers le chant deviné au sein de la pénombre.
Savoir que ma langue sera toujours obscure
sans autres promesses que gifles et griffures.
Fou, qui nourrit l’espoir d’atteindre, au monde
des mots inarticulés, ce que lui délivre la musique
de Jean-Sébastien Bach, chacune de ses notes
à sa juste place, sensible, éloquente et tempérée.
L’inaccessible à portée de main.
∞
Le mythe de Babel fait rêver d’une légendaire langue de l’origine, une et complète, où les humains parlaient l’humain, comme les merles parlent le merle. Comment en est-on arrivé à user de parlers qui n’ont pas toujours de correspondance entre eux ? Des idiomes où des termes de l’un ne peuvent se traduire dans l’autre, sinon avec les pires difficultés, au prix de contorsions d’une grande inélégance ? Faut-il s’en affliger ? Faut-il se plaindre d’une fenêtre sur l’infini ?
∞
Quel vertige ! D’aucuns ont calculé combien de positions de pièces pouvaient apparaître sur les 64 cases de l’échiquier. Immensités effrayantes des nombres, broutilles du regard des combinaisons sonores codées dans une langue articulée.
∞
Foule donc l’herbe innombrable d’un pas toujours neuf,
oublieux de la répétition.
Les brins de langue que tu piétines se redresseront
après ton passage, et d’autres que toi
les maltraiteront encore et encore.
Aller son chemin
-ce que tu crois être une unique phrase où s’enlacent
les syllabes composant le nom de ton destin-
passe par des redites
dont on s’indigne tout en les commentant.
Répète-toi et n’y pense pas. Avancer est à ce prix.
Et puis : garde pour toi tes illusions,
si tu as l’espoir d’être suivi sur la trace que tu laisses.
De tous ceux traversant un même paysage,
s’en trouvera-t-il deux à poser sur lui
des regards semblables ?
Le « dur désir de durer » ne garantira pas
la survivance de ton passage,
quand demeurera le paysage.
Tu vois bien, à une lettre près, que
la langue se moque de toi,
et tu persistes.
∞
Ma langue
sera toujours en retard
d’un mot pensé ou introuvable
d’une lettre tracée ou retenue dans l’encre
d’un son émis ou enfermé au fond d’une gorge aphone
Trop courte
même pour l’acte limité
d’écrire comme on tamise la cendre
je suis le trieur de feuilles mortes du livre
où j’attends indéfiniment que se dépose l’infini de la langue.
∞
Tu navigues, comme toujours, entre deux absolus,
sans concevoir que l’entre-deux
est pareillement un absolu.
Tu nommes une proie que tu voudrais pouvoir
saisir, embrasser sans limites,
t’incorporer dans une fusion mystique,
la baiser sur la bouche, la malaxer
sans devoir reprendre ton souffle,
et tu dois convenir que ta langue à toi
n’y suffit pas. Elle en vient pourtant.
∞
René Char
abordait la Nuit talismanique
armé d’encres et d’instruments à écrire ;
était-ce pour dompter la nuit
ou subjuguer la langue
d’autre manière ?
Je n’ai
pareille ressource
et traverse bien plus que la nuit
en rêvant de fenêtres
ouvertes.
∞
Tu courtises
la pente raide, flattes les
forêts dévastées, adjure l’inachevé
de te tendre la clé : et d’où tiens-tu qu’il y a
serrure ? Chercher ta voie est pitoyable excuse.
Tu peux aussi quêter ta sève sous une autre écorce,
ou dépouiller la nuée de ses incertitudes,
c’est semblable vanité qui s’offre
sans plus te rapprocher
du sombre désir.
Le temps viendra où il te faudra bien faire silence.
∞
L’acacia au grand vent me traduit dans une langue encore sans égale.
Il entend que les autres, toutes les autres fabriquées de voix d’homme,
sont insuffisantes et leurs aspirations à la totalité infiniment étroites.
À son balancement délicat, je sens bien que sa traduction est fidèle et
sensible, bien supérieure à l’original, un tracé de sismographe précis, sans
limites autres que sa souplesse dans les souffles atmosphériques.
Il connaît sa part d’infini, ne tentant rien qui en excède les dimensions.
Et quand j’essaie avec obstination de cerner l’insaisissable périmètre,
l’acacia au grand vent me traduit en sa langue dont personne n’a idée.
∞
Arnoldo Feuer, « L’infini de la langue» in 9 Fenêtres sur l’Infini, Avec 9 monotypes d’Erwin HEYN, L’Atelier du Grand Tétras, 2024, pp.83, 84, 85, 86, 97.
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ARNOLDO FEUER
Ph: DR
■ Sur Terres de femmes▼
→ Sylvie Durbec| Arnoldo Feuer, « landau » in « En boîte pour l’hiver », « poules »
in « Coque de noix », « mammouth » in « Écureuils fantômes » in Dans ma cabane à pattes de poule,
2Rives, Les Lieux Dits Éditions, 2023
→ Chemins de forêts et de champs, septains XXXV, XXXVI, XLI et XLII, Les Lieux-Dits éditions,
Cahiers du Loup bleu, 67000 Strasbourg, 2018
■ Voir aussi ▼
→ Shurumburum, le site d’Arnoldo Feuer
→ le site d’Haleh Zahedi