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À un certain moment, il faut quitter la route pour s’enfoncer dans la tiède de pénombre d’un petit bois de pins qu’imprègne un parfum de résine entêtant. Puis, au sortir du tapis d’aiguilles rousses qui craque sous le pas, rejoindre un hypothétique sentier dont la trace mène à la rivière à travers un terrain caillouteux. La discrétion de son accès assure à l’endroit sa tranquillité et il est au demeurant peu probable qu’à ces heures chaudes de l’après-midi un promeneur veuille s’aventurer jusqu’ici.
Arrivés sur place, nous déplions sur un emplacement sablonneux nattes, serviettes et parasols avant de nous mettre en tenue de bain. Seule Emma, qui avait dû ôter ses escarpins pour éviter de se tordre une cheville sur les pierres instables, reste vêtue de sa longue robe noire lui couvrant bars et jambes. Elle sort de son panier une bouteille de vin et des verres à pied qu’elle nous tend, tandis que Victoria a commencé à disposer dans de petites assiettes des parts du gâteau qu’elle a cuisiné pour l’occasion. Si la première – toujours habillée de sombre, les cheveux noirs et un teint blême contrastant avec un rouge à lèvres appuyé et le port permanent d’une paire de lunettes noires – se plaît à paraître sous des dehors ténébreux, la seconde s’affirme plutôt solaire par sa blondeur éclatante, son caractère avenant et sa gaieté naturelle. Ces différences ne les empêchent nullement de s’apprécier l’une l’autre, bien au contraire. Sur ces considérations, c’est à moi qu’échoit le tire-bouchon. Guerryam, elle, est déjà partie glaner alentour, parmi les galets et les touffes herbacées, des morceaux de bois flottés aux formes biscornues qu’elle rapportera à son atelier, matériau potentiel pour une œuvre future.
La rivière est à son étiage et son niveau permet tout juste de se tremper les pieds et de s’humecter les mollets. Si l’on veut profiter d'un bon bain pleinement rafraîchissant, il faut se plonger dans l’un de ces curieux trous d’eau creusés ça et là sur le parcours de la rivière. Il s’en trouve justement un tout près, parfaitement rond, d’une profondeur et d’un diamètre respectables.
Au moment où je m’apprête à m’y laisser glisser, après avoir tâté l’eau du bout du gros orteil, j’aperçois, lovée dans le fond, une magnifique couleuvre vipérine. Son corps immobile, tressé d’un damier d’écailles, dessine une spirale impeccable, semblable aux volutes d’un cordage abandonné. Je reste un moment, comme sidéré, penché au-dessus de l’eau à la contempler à travers la découpe de mon ombre sur le reflet aveuglant du ciel.
Le Jabron
Jean-Pierre Chambon, La remontée des eaux, L’Étoile des limites, Collection PARLANT SEUL, 2025, pp.56, 57.
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JEAN-PIERRE CHAMBON
Jean-Pierre Chambon
■ Jean-Pierre Chambon
sur Terres de femmes ▼
→Étant donné/ Éditions Al Manar 2004, (Lecture d’AP)
→Je ne vois pas l’oiseau, Encres de Carmelo Zagari, Al Manar2022
→La montagne lumineuse, Peintures Mad, Voix d’encre 2022.
→ L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
→ L’Écorce terrestre (lecture d'AP)
→ [Fleurs dans la fleur]
→ [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
→ L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
→ Des lecteurs (lecture d’AP)
→ Des lecteurs (extrait)
→ Noir de mouches (extrait)
→ Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
→ Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
→ Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
→ [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
→ Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
→ [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
→ Un écart de conscience, II (extrait)
→ Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
→ Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)
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