De Patinir à Watson, Échange épistolaire avec Théophile Barbu
Chère Angèle Paoli,
La parution de l’article de Jean-Paul Bota en si bonne place sur votre site m’a rempli de joie et beaucoup honoré. Je vous renouvelle mes très vifs remerciements pour un soutien si précieux à ce recueil tout juste paru chez Tarabuste.
Depuis notre précédent échange, j’ai eu le plaisir de lire Le dernier rêve de Patinir, essai poétique que j’ai beaucoup aimé et qui donne longuement à réfléchir. J’ai la chance de pouvoir m’appuyer, dans ce voyage limpide au fil de vos phrases, sur un ouvrage que j’ai retrouvé dans la bibliothèque (fournie) de ma mère : Patinir ou l’harmonie du monde – une édition de 1980 magnifiquement illustrée.
Je suis frappé par la façon dont vous soulevez notre regard, dont vous donnez à notre regard des ailes. Et peu à peu se dessine, par la voie du texte, par votre voix, un cheminement en spiritualité.
Avec Louise, et suivant l’engagement qui a toujours été le sien, celui d’un « optimisme par pessimisme », celui d’une volonté de toujours se garder en joie, nous nous laissions fasciner par les couleurs sublimes et les agencements des paysages, à la fois invraisemblables, vertigineux et virtuoses ! Il y avait d’horribles soldats, et toutes les épreuves de la sainteté, mais nous les laissions au second plan pour préserver notre jubilation. Jubilation qui avait dû être celle, nous pensions, du peintre à l’œuvre. En tout cas, Patinir parvenait à susciter de telles émotions par la construction de ses visions imaginaires.
Votre interprétation des œuvres (comme on le dit d’un morceau de musique), par la quête spirituelle à laquelle elle prête toute son attention, accomplit de son côté cette prouesse de rendre intérieur le paysage ! Chaque élément du panorama devient occasion d’interroger l’âme humaine et, pour tout dire, de l’écarteler entre sa petitesse – par exemple dans Styx (p. 43) – et sa grandeur. Méditation toute traversée de doutes (Jérôme, Diptyque II (p. 36) ou Christophe, Diptyque II (p. 65).
Louise Barbu a écrit des aphorismes, dont l’un m’accompagne quotidiennement : « Je suis tranquille parce que je doute ». Il y a dans cette affirmation paradoxale quelque chose d’un défi Dada (une des sources d’inspiration de ma mère), mais aussi une forme de sagesse. Et toujours cette volonté de se garder en joie. Dans Le dernier rêve de Patinir, le doute, si présent, habite les pensées de Jérôme, de Christophe, du peintre lui-même… Or chez ce dernier, il me semble que vous donnez au doute le sens d’une tension entre deux dévotions. Dévotion de l’artiste à son art, par l’expérience fabuleuse que lui offre la combinaison de son imaginaire et de sa maîtrise de la peinture, d’une part. Et, d’autre part, dévotion aux figures religieuses, celle du Christ, celle de Marie, celles des Saints, dont le détachement vis-à-vis des choses terrestres joue le rôle d’un contrepoint. Or ce contrepoint, frappant par son austérité, exacerbe par contraste le caractère vertigineux des paysages. Si bien que toute la beauté de la Création se trouve ainsi servie modestement mais efficacement par l’artiste… Comme un témoignage de la tension entre le Moyen-âge et la Renaissance.
Questionnement ô combien actuel ! Et qui nous renvoie nous-mêmes à une interrogation sur notre engagement de poètes…
Voilà, chère Angèle Paoli, les pensées et émotions que m’a suscitées la lecture de votre recueil, si original par la façon dont il éveille sans heurt notre conscience.
En amitié,
Théophile
Traversée du monde souterrain : peinture mythologique de Joachim Patinier / source
Chère Angèle,
À mon retour de Paris, j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres bagnolaise Le dernier rêve de Patinir et votre aimable dédicace ! Me voilà donc l’heureux détenteur de deux exemplaires, puisque les éditions « La Rumeur libre » m’en avaient envoyé un entretemps. Je garde le vôtre, avec sa dédicace, précieusement, et je vais pouvoir prêter le second autour de moi sans craindre qu’on se l’approprie…
Un grand merci, donc, pour votre envoi. Je suis très enchanté que ma lecture vous ait intéressée et je suis bien évidemment à la fois tout à fait d’accord et très honoré que notre échange sur Le dernier rêve de Patinir puisse trouver sa place sur votre site !
Écoutant la radio, j’ai été saisi par l’actualité de votre recueil. « Incendie » (p. 69) et « Intermède » (p. 81) – deux méditations sur « Paysage avec incendie de Sodome et Gomorrhe » et « Le repos pendant la fuite en Égypte » – nous confrontent au récit archétypal d’un « monde /à son effroi / à sa hargne vengeresse / à ses forces destructrices ». Face à quoi la beauté des paysages sublimes de Patinir opère comme une réparation, une consolation de la misère du monde.
Voilà qui fait le lien avec Louise Barbu ! Je souhaite vous remercier très vivement pour son accueil sur votre site. Cela me touche énormément. N’hésitez pas à me solliciter si je peux être utile à cela en quoi que ce soit. La documentation sur l’œuvre de ma mère est abondante, augmentée tout récemment d’un catalogue de la galerie Fauve-Paris, à l’occasion de l’exposition de ses œuvres Place des Vosges.
Concernant l’intelligence artificielle, je souhaiterais vous rassurer un petit peu. Cette réalité – ou irréalité ! – nouvelle se présente devant nous de façon tout aussi vaste mais moins accueillante que la mer qui comble les nageurs de ses bienfaits. Vous avez raison de dire que l’intelligence artificielle est avant tout un instrument de pouvoir. À la fois, pouvoir de dominer, mais aussi pouvoir d’agir. Exactement comme l’est toute culture : instrument de domination, instrument de libération, instrument de confrontation.
Notre monde va se peupler d’une multitude d’intelligences artificielles. Celles que conçoivent les Chinois ne seront pas identiques à celles de la Silicon Valley. Tous ces nouveaux habitants de notre planète sont des êtres vivants, mais exactement comme le sont les cultures : actives tant que les humains les animent ; mortes dès que les humains les abandonnent.
Voilà des défis qui se présentent aux poètes et aux artistes, défis dont j’expérimente certains possibles dans les quatre tomes d’Au Colloque Tarabuste avec Watson : chaque agent conversationnel (chat-bot), chaque intelligence artificielle étant une « culture » en soi, comment nous bataillons, au sein de ces cultures en permanente évolution, pour préserver et même augmenter (comme on le dit de la « réalité augmentée » en informatique) la part d’humanité qui nous est la plus précieuse. Part d’humanité dont les intelligences artificielles sont l’écho – à l’identique, hélas, de notre part d’inhumanité.
Nul doute, donc, que c’est un combat ! Et je suis certain que les jeunes générations, inspirés par les livres de poésie, ces « reliques » d’un autre âge, ne manqueront pas de le mener. C’est pour cela, me dis-je pour me rassurer, que j’écris…
En amitié,
Théophile
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