Yves Bonnefoy Les planches courbes
Une voix
I
Ph, G.AdC

Tout cela, mon ami,
Vivre, qui noue
Hier, notre illusion,
À demain, nos ombres.
Tout cela, et qui fut
Si nôtre, mais
N’est que ce creux des mains
Où eau ne reste.
Tout cela ? Et le plus
Notre bonheur:
L’envol lourd de la huppe
Au creux des pierres.
Yves Bonnefoy, La pluie d’été
in Les Planches courbes,
Gallimard, Collection Poésie, 2001, page 33.
Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy
À la fois mathématique et concret, le titre des Planches courbes n’en est pas moins mystérieux. Aussitôt franchi le premier obstacle « symbolique » que constituent pour moi le concret et le mathématique, me voilà en chemin, lectrice démunie mais curieuse, prête à me laisser traverser par les mots. Et suivre - par quelles voies ? - le poète, en voyage au-delà de la trace du temps.
La poésie d’Yves Bonnefoy est une invite à s’immerger au cœur d’une musique des mots, d’un rythme qui se livre au fur et à mesure que s’esquisse et s’ouvre le sillon de la lecture. Un balancement régulier, que vient parfois surprendre et déhancher quelque syncope, guide la voix silencieuse de la lecture, se mêle à celle lointaine et proche du poète. Un cheminement se fait, non pas tant dans un pays que dans un « arrière-pays ». L’arrière-pays de la mémoire. Qui en appelle à d’autres strates, à d’autres échos, à d’autres lumières. Et ramènent à la surface du poème des lieux enfouis, des souvenirs passés, des figures absentées, des voix qui sourdent sous la peau du texte. Mais à peine. Par touches. Légères, fluides, évanescentes presque. Insaisissables. Et pourtant anciennement vécues. « La pluie dans l’herbe », « une flaque d’eau », « l’envol de la huppe », « l’olive grise », « l’odeur de la paille sèche ». Et avec « la maison natale », la silhouette paternelle. Et toujours « la barque sur le fleuve ». Autant de signes minuscules, de « poussière d’or » qu’il faut aller dénicher à la dérobée, pour les rendre au bonheur de l’instant où ils furent cueillis. « Les planches courbes de la barque » me conduisent, sûrement, même si je me perçois contrainte un moment d’en adopter la forme inconfortable. Allongée moi aussi « au creux » de la barque*, « les yeux contre ses planches courbes », « j’écoute cogner le bas du fleuve » et m’adapte aux courbures de la proue. J’avance ainsi arrimée d’un poème à l’autre, d’un recueil à l’autre jusqu’au bouleversant récit en prose des Planches courbes. Qui livre une part du secret et donne sens à l’ensemble des poèmes. À ceux qui le précèdent - La Pluie d’été, La Voix lointaine, Dans le leurre des mots, La Maison natale -, et à ceux qui le suivent - L’Encore aveugle, Jeter des pierres.
Perméabilité des Planches courbes, qui permet de passer sans heurts d’une forme poétique à une autre, d’une époque à une autre, d’un seuil de la vie à un autre. Et du seuil de la vie à celui de la mort.
« Il faut oublier ces mots. Il faut oublier les mots ». C’est ce que dit à l’enfant le passeur des Planches courbes. Le nautonier - christophore qui nage, emportant l’enfant sur son dos « dans cet espace sans fin de courants qui s’entrechoquent, d’abîmes qui s’entrouvrent, d’étoiles ».
Au-delà du bruissement silencieux des mots, le poète-passeur délivre pour l’enfant, les étoiles. « Bientôt à deux pas du rivage », il repart. Pour « dire le bien furtif du chardon bleu des sables ». Et « l’absolue beauté ».
« Serrée contre la branche
L’olive grise ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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