 Eugen Spiro (1874-1972)
Tänzerin Baladine Klossowska (Merline), 1901
Huile sur toile, 181,5 x 121 cm
Berlinische Galerie
Landesmuseum für Moderne Kunst.
Source
De Genève ― 21/22 novembre 1920 ― à Berg
Dimanche vers 3hrs de l’après-midi
Hier j’avais cette immense joie de recevoir ta lettre, la longue. Je ne croyais plus et j’embrasse vos mains douces, toute reconnaissante. C’est l’heure où je me couchais contre votre épaule et où nous commencions à nous parler doucement. Permettez que je sois ainsi, en ce moment, René. Je n’avais pas l’intention de vous écrire ― j’ai pensé faire dès à présent le grand silence entre nous, interrompu par quelques Liebesbeweise ab und zu ― Mais voilà que vous finissez la petite lettre avec un point interrogatoire !!!
Ce n’est pas ma faute si vous êtes obligé de lire. Que vous avez raison, mon ami, de me voir en jet d’eau. Nulle image ne peut vous rendre plus ma vie que cette fontaine !
Oh poète, grand poète !
Ce que vous me faites entrevoir (presque contre cœur) je l’ai tant compris, comme jamais femme peut comprendre. Voyez-vous, René, je suis presque sans parole, tant je suis émue, c’est déjà la métamorphose, qui n’est que geste ― tant je vous contemple de loin, étant pourtant tout près de vous. Tout à l’heure ma bouche débordait de paroles, mais devant ce papier, c’est Dieu même qui me coupe la parole ― pour vous laisser, laisser en paix. C’est lui qui vous mène dès à présent, je n’ai qu’à m’incliner. De ma vie à moi je ne peux pas raconter beaucoup. Une fatigue sans fin me berce, de sorte que très souvent je ne peux pas faire le moindre mouvement.
L’autre jour ayant dormi de 1 ½-5 hrs de l’après-midi, j’avais le sentiment très sûr d’avoir été un ange. Mes pieds étaient encore si allongés et raides ― comme s’ils avaient fait un grand vol. Les enfants ont beaucoup ri de moi, quand je leur racontai mon excursion. Une autre fois je me tairai, pourquoi ont-ils ri ?
Lundi matin. Chéri, Ihren Brief de 11 pages, je l’ai lue comme on lit : une profession de foi. Je l’ai lue debout et à genoux, je l’ai lue assise et couchée. Je ne vous ai pas questionné par curiosité sur votre vie, sur votre travail, croyez-moi. Je suis heureuse que vous le soyez. Et j’implore votre génie de venir me secouer de toutes ses forces ; je sais que vous ferez des choses comme jamais vous n’en avez faites. Jamais, je le sens, vous n’avez eu tant Dieu en vous, vous « homme », qu’à présent !
Je vous aime, René, et si Dieu me demandait le sacrifice de renoncer à vous, je pourrais le faire, c’est beaucoup beaucoup plus, René, que l’amour d’ici ― je ne sais pas de quoi je serais capable maintenant ―――
Souvent je fais des rêves dans mes rêves et je me vois avec toi ― loin loin en grand voyage. Oh René, René, que tu sois béni ! de me voir toujours devant toi-même en t’éloignant de moi : en fontaine, en arbre, en fleur dans ton étoile qui brille au-dessus de toi ― pour toi ― J’ai embrassé Baltus et je lui disais : « ça vient de loin » ― Tu m’ouvres ta lettre cachetée toujours toujours ouverte pour toi, je vole vers toi, feuille blanche, et je tombe dans tes mains adorées.
Merline
Rainer Maria Rilke et Merline, Correspondance 1920-1926*, Éditions Max Niehans S.A., Zurich, 1954, pp. 96-97-98. Édition établie par Dieter Bassermann.
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* NOTE d’AP : il ne s’agit hélas que d’une sélection de lettres. Une grande partie de la Correspondance Rilke/Merline n’a pas encore été publiée à ce jour. Elle fait partie d'une collection privée.

Baladine Klossowska (Merline)[1886-1969],
La Contemplation intérieure
(Rilke dormant sur un petit sofa à Muzot),
Aquarelle sur papier, 1921
Salzburg Museum
(Fonds Pierre Klossowski, 2000)
Source
Sur l’aquarelle ci-dessus, Rainer Maria Rilke a écrit (dans l’après-midi du 13 octobre 1921) ce poème :
[POUR BALADINE]
Le chagrin est une lourde glèbe. Y prend
racine obscurément un sens heureux
pour, épanoui, s’en arracher ;
comme en toi, mon sein paisible, tout cela
était néanmoins anonyme !
C’est dehors que les choses ont nom.
Elle ont nom doute, elles ont nom temps,
mais nous déposons soudain
le bonheur entre les noms.
Alors pénètrent la biche pure
et la puissante étoile
dans le cadre apaisé.
Rainer Maria Rilke, Dédicaces, in Œuvres poétiques et théâtrales, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997, page 1038.
BALADINE KLOSSOWSKA, DITE MERLINE (1886-1969)
Merline, que Rilke appelait aussi Merly ou Mouky (Elisabeth Dorothea Klossowski, née Spiro, connue sous le nom de Baladine Klossowska, peintre, élève de Pierre Bonnard) est la mère de Balthasar Klossowski de Rola, dit Balthus (1908-2001), et de Pierre Klossowski (1905-2001). Elle est aussi la sœur du peintre Eugen Spiro.
« Tout avait commencé le 11 juin 1919. Rilke, venant de Munich, arrive en Suisse, invité à faire une tournée de conférences. Son amie, la comtesse Dobrcenski-Wenkheim, lui a offert l’hospitalité dans son chalet de Nyon, au bord du lac Léman. Après un court séjour, il se rend à Genève, descendant comme toujours à l’Hôtel des Bergues, sur les bords du lac, chambre 18. Avant le cataclysme de 1914 et l’effondrement des quatre empires qui la composent, grands-ducs de toutes les Russies, rois de Prusse, Louis I er et II de Bavière, princes de Naples ou de Savoie, toute l’aristocratie de l’Europe se retrouve dans ce haut lieu de style néo-classique.
Rilke y revoit une jeune femme qu’il avait rencontrée à Paris plusieurs années auparavant*, mariée à un peintre et historien d’art, Erich Klossowski de Rola. Celui-ci, de très petite noblesse polonaise, est originaire de Silésie. De cette union, elle avait eu, écrira-t-elle au poète, « deux ravissants fils », Pierre et Balthus Klossowski. […]
Le couple Klossowski s’était séparé au début de l’année 1917. […] Rilke devait, à plusieurs reprises, revoir celle qui signait son œuvre de peintre […] du nom de Baladine, et qui, sous celui de Merline, échangerait bientôt avec lui une abondante correspondance. Le 3 septembre 1920, toujours à l’Hôtel des Bergues, eut lieu, au soir, la première rencontre d’importance. Merline était venue chercher Rilke à la gare. Il avait prévu de rester vingt-quatre heures. Il demeura huit jours. […]
[…] la demeure [parisienne] de Baladine Klossowska […] d’abord rue Férou, puis 11 rue Malebranche, devait-elle devenir un salon littéraire où l’on parlait indifféremment français, italien, espagnol et allemand. S’y rencontraient Rilke et Valéry, Verhaeren et Julius Meier-Graefe, Charles Du Bos et Wilhelm Uhde, Gide et Ortega y Gasset, les Maritain et le jeune Pierre Leyris… »
Jean Clair, « Balthus et Rilke : une enfance. De Genève à Soglio », in Catalogue Balthus, Fondation Pierre Gianadda, 2008, pp. 13-18.
Ci-après un portrait de Baladine par Pierre Jean Jouve où le poète avoue sa fascination pour la mère de Pierre et de Balthus :
« La personne de Baladine a un caractère provocant. Si l’on a remarqué certains mouvements que son grand corps peut faire, on n'arrive plus à en détacher son regard. Un qualificatif assez juste serait « oiseau féminin ». Des jambes hautes et fortes agréables à voir, un pied cambré, hanches et poitrine présentes, mais la taille douce […] ; le visage large et charmeur d'un chat, les minces lèvres passées au rouge, le regard cendré. Quant à ses cheveux ils sont aussi provocants, un peu sombres, sensuels. »
Pierre Jean Jouve, Le Monde désert [1927], Œuvre, II, Mercure de France, 1987, page 250.
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* Note d’AP : vers 1906-1907, grâce à l’auteure suédoise Ellen Key, Rilke avait déjà rencontré Erich et Baladine Klossowski, lors du premier séjour parisien du couple (1903-1914).

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