
Jean-Honoré Fragonard
Jeune fille faisant danser son chien sur son lit,
dit à tort La Gimblette, vers 1770-1775
Huile sur toile, 89 x 70 cm
Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen,
Alte Pinakothek
Paris, le 10 novembre
Chère Françoise,
« Merci, merci pour votre coup de téléphone ! Votre voix m’a réchauffé, vos paroles m’ont touché le cœur. Je vis seul et on ne m’appelle jamais, ou bien par erreur, quelquefois. J’étais si triste de ne plus rien savoir de vous.
Ainsi, mon travail vous a aidée, j’en suis très content. On vous a félicitée pour votre dernier doublage ? Bravo ! Voici ma vie qui sert enfin à quelque chose […]
Mon domaine, c’est le vocabulaire. Je suis professeur de vocabulaire et je puis vous communiquer quelques mots assez expressifs et variés concernant l’aspect postérieur de l’acte sexuel que les Chinois appellent « prendre la porte par derrière ».
Vous verrez, c’est intéressant.
Avant de parler de l’acte lui-même, et de ceux qui s’y adonnent, parlons quelque peu de l’endroit. Le cul, autrement dit le derrière, le fondement, les fesses, le fessier, le postérieur, s’appelle aussi, en langage passe-partout, si j’ose dire, la base, le siège, le ballon, le croupion ou la croupe. En style résolument plus populaire, on dit la raie, le disque, le pétard, le popotin, le tralala, les doudounes, les miches. Plus triviaux, voici le fion et l’oignon, qui s’appliquent plus précisément à l’anus, ou trou du cul, qu’on appelle en abrégé le trou, la percée, l’orifice, et en langage plus recherché l’étoile du soir, le sens interdit, le fruit défendu, le puits sans fond. Il est le ronfleur, il peut être le grognon. En cas de déception grave, il est le zéro.
Quelques expressions argotiques, qui ont varié selon les époques : Troussequin et Saint Jean le Rond au dix-septième siècle (et sans doute avant), ventôse à la Révolution, bigoudoche à la Belle Époque. Voici également le figné (avec ses dérivés fignard, fignedé, fouignedé), voici le derche (qui peut être faux), le prose (on n’en fait pas sans le savoir), le radada, le rondibé, la salle de danse, le pétrus et le tapanard. Voici le borgne, et dans son royaume il est roi.
En langage imagé, je peux vous proposer la cible à coups de pied, le pot-au-feu, l’abbaye du verso, l’abbaye de Clunis, le trou de la Sibylle (pour quelles prophéties ?), la lucarne enchantée et l’entrée des artistes. Je n’oublie pas le verre de montre et la montre tout court. Pourquoi ? Je ne vois pas. Ce n’est pas par là que je regarde l’heure. Pour la collerette extensible, je comprends mieux […].
Pour les géographes, nous avons le ponant et la mappemonde. Assez démodé, l’œil de Moscou, qui voyait tout sans regarder. Pour les bijoutiers, l’autre anneau, ou l’anneau rétif, qui est aussi la bague profonde. Pour les collèges, c’est le père Fouettard, qui à mon avis serait plutôt fouetté.
Une curiosité : le Rubens, qui vaut pour les amateurs d’art et qui suggère du volume. Assez répandu au début du siècle, le Prussien, qui certes a vieilli […].
Assez raffiné, le ciel invisible, dans lequel s’inscrit l’arrière-Vénus. Pas toujours à l’heure, le train.
On dit aussi, mais c’est plus littéraire, la fleur du mâle, le trèfle et le monocle. Cela s’appelle aussi le petit, expression empruntée au jeu de tarots (« Je me suis fait prendre le petit »), le pincé et bien entendu la pastille avec cette précision, quelque peu vieillie, la Valda.
Jean-Claude Carrière, Les Mots et la chose, Plon, 2002, pp. 87-92.
UNE CORRESPONDANCE ÉPICÉE
Ainsi se poursuit jusqu’au 11 décembre, la correspondance (entreprise le 3 septembre) d’un vieux professeur de vocabulaire avec Françoise, jeune comédienne. Chargée des doublages de films pornographiques, Françoise, affligée par la pauvreté de la terminologie qui lui est imposée au moment des tournages, est venue débusquer le vieil érudit. Auteur d’une thèse sur les Considérations sur l’évolution du vocabulaire érotique en France. Celui-ci, ravi de l’aubaine, s’empresse d’exhumer pour la jeune femme et de les revivifier, la foule innombrable de mots inattendus et d’expressions cocasses qui surgissent de sa mémoire mais aussi sous sa plume : buriner la trappe, rivaucher, bistoquer, se faire ratoconniculer. Dont la jeune dame ne soupçonnait en rien l’existence. Pas du plus qu’elle ne soupçonnait celle de Ganymède ou des fauconniers florentins ; défilé des Perses, de la marmite ou du verger de Cypris. Un monde exotique qui n’a pas de secret pour cet amoureux de la chose et des mots infinis qui en parlent.
Savoureuse et épicée, cette correspondance fictive est l’occasion pour le lecteur de s’immerger dans l’immense variété, fantaisie et richesse de la langue érotique. De vagabonder dans l’univers coloré et magique des mots. De voyager d’un registre à l’autre de la langue, d’une époque à une autre, d’un domaine de vocabulaire à l’autre, d’un sexe à l’autre. Et de se délecter, sourire aux lèvres, de l’humour de l’auteur. Qui s’interroge chemin faisant, sur son amour des mots, sur leur fonction, leur capacité à nous combler dans les rôles que nous leur attribuons.
Un très réjouissant petit opus que ce « grand livre des petits mots inconvenants » de Jean-Claude Carrière.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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