Lecture
Crinières longues par l’herbe des plaines, petits chevaux, qu’aucune main n’approcha jamais. Libres. Comme le vent, dont ils sont les fils. Comme la lumière, dont ils sont l’envers, ombres mouvantes galopant sans se fixer nulle part. Ni l’herbe, ni les haies, ni les arbres ne retiennent les ombres des chevaux. Ils passent, écriture noire. Penchée, toute en jambages… Petits chevaux retournant à la ligne quand bon leur semble, décrochant subitement, tête basse. Avant de repartir, encolure d’un coup relevée, obéissant à quel frisson. Queue en panache, crins au vent, quand l’écume du soir fait briller les robes. Petits chevaux gris, alezans, bais, couleur d’herbe brûlée. Couleur du soir qui tombe sur les pâtures. À l’exception d’un seul, Djebel, le chef borgne, presque tout blanc, ou je le vois ainsi à travers le soleil où nous marchons. Derrière les chevaux, derrière leurs ombres. Où nous marchons, une fois de plus, tentant de les approcher, de les cerner. « La ferme ! » a dit subitement le Manlé, croyant comme à l’habitude qu’on se moquait de lui, à moins qu’il ne s’adresse dans la moiteur aux chevaux là-bas. Chevaux comme une phrase noire qui s’efface et renaît, avec cette ponctuation imprévue, pleins et déliés, ruades - hop ! et déjà repartis… Là-bas à l’autre bout des pâtures, d’où ils reviendront tout à l’heure, galop léger, avec l’accélération quand il faut, tête de côté, démarrant au quart de tour, un pet la queue lève, les voilà qui détalent, encolures roulées, la ligne des dos ondule, frémissante. Sans toucher terre, ou si peu. Superbes, en cela presque inaccessibles ; sans bruit autre
que la charge lointaine des galops, bruit de langue dans la
bouche sèche à force de parler en dedans, avançant de nou-
veau, front bas, bâton en main ou certains – parmi les plus grands – le passent derrière eux en travers des épaules pour mieux se redresser, reposer les tensions, faire face au vent. Avançant une fois de plus au-devant des chevaux, sans souci des distances, jusqu’à se toucher parfois et entendre sous le soleil blanc cette conversation ininterrompue sous chaque visière, chacun suivant le fil qui nous relie aux chevaux, chacun dans sa propre langue, avec des sonorités qui éclatent ou se brisent contre la pierre des dents, fil si tendu qu’il se casse. Tête basse, avançant parmi l’herbe grise, les chardons qu’on appelle ici « pignolos », l’herbe qui dessine au sol de toutes petites étoiles…
Pascal Commère, « Souvenir de Djebel » in Le vélo de saint Paul, Histoires, Le temps qu’il fait 2005, pp.17-18.
____________________________________________________________________________________________________________________________
_________________________________________________________________________________________________________________________
PASCAL COMMÈRE
■ Pascal Commère
sur Terres de femmes ▼
→ Garder la terre en joie, Aquarelles Djamel Meskache, Tarabuste Éditeur 2024
→ [La courbe des fumées là-bas] (poème extrait de Territoire du Coyote)
→ [Blanche, la gelée aux quatre coins] (poème extrait de « Songe du petit cheval déplacé en terre franque »)
→ Mémoire, ce qui demeure (note de lecture d’AP)
→ Lettre de la mère (extrait de Mémoire, ce qui demeure)
→ Sur la poussière
→ [Crayonné paysage] (poème extrait de « Sur une ligne de crête en Toscane »)
■ Voir | écouter aussi ▼
→ (sur reflets de lumière) Joseph Beuys – Coyote
→ (sur Terre à ciel) une page consacrée à Pascal Commère (nombreux extraits + notice bibliographique)
→ (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Pascal Commère
→ (sur le site de France Culture) Pascal Commère dans Ça rime à quoi de Sophie Nauleau (émission du 13 mai 2012)
Commentaires