Myriam Watthee-Delmotte,
INDEMNE / Où va Moby - Dick ?
Actes Sud 2025,
Lecture de Béatrice Bonhomme
Une lecture de merveilles
Je viens de terminer la lecture du roman Indemne, où va Moby-Dick de MyriamWatthee-Delmotte, paru chez Actes Sud en mai 2025. Ce livre m’a beaucoup touchée par son originalité et la profondeur des réflexions qu’il nous inspire concernant notre rapport à l’écriture et à la littérature. Le choix très original de la narration confiée à un personnage romanesque sorti ex-nihilo de son propre roman est surprenant et nouveau. Le livre nous emmène le long du chemin emprunté par Ishmaël. Passant de main en main, le roman de Moby-Dick nous fait partager des tranches de vie de ses successifs détenteurs. Stendhal nous disait qu'un roman était un « miroir que l’on promène le long d’un chemin ». Il me semble que cette définition du roman correspond bien à cette écriture, sur un plan temporel comme spatial, car le récit nous entraîne d’une époque à une autre, de la seconde moitié du XIXème, date de parution de Moby-Dick, à nos jours et d’un pays ou d’une région à l’autre. Ce long chemin nous permet de partager les événements marquants de la vie des différents propriétaires de l’exemplaire rare du roman de Melville, ainsi que les grands moments historiques auxquels ils se trouvent confrontés. L’autrice relie ainsi de façon romanesque l’intime et l’universel, ce qui est somme toute le propre des grandes œuvres. Nous nous attachons très vite à ce personnage d’Ishmaël, dont l’autrice fait, dans une forme de mise en abyme, la figure centrale de son roman. S’extrayant d’un récit figé sur le papier, nous le voyons prendre vie et s’animer dans un dialogue intérieur avec lui-même et par identification avec le lecteur. Il possède même le don de communiquer avec ses semblables, autres personnages littéraires qu’il est amené à côtoyer sur les étagères de ses lecteurs ou dans des bibliothèques publiques. Tel un être vivant doué de sensations et de sentiments, nous le voyons s’attacher à chacun de ses nombreux propriétaires, pour lesquels il ressentira de la sympathie, de l’empathie, voire de l’amour, comme pour Ève, cette jeune femme qui va se mettre à écrire, après sa lecture de Moby-Dick. J’ai beaucoup aimé ce chapitre où Myriam Wathee-Delmotte parle si bien du pouvoir du processus créatif, inséparable d’une certaine perception du monde. En nous rappelant le beau vers de Heather Dohollau : « Si nous ne voyons pas de dehors, chaque chose peut être infinie ». Elle nous fait percevoir à travers la conscience de la figure imaginaire d’Ishmaël l’infini de l’être littéraire. Et nous rappelle l’essence de la poésie : « Demain, si vous regardez les vagues avec votre cœur, peut-être que vous aussi vous verrez l’infini », ou encore ce vers de Bobin : « L’écriture, c’est le cœur qui éclate », mettant en lumière l’importance de la sensibilité pour l’artiste.
Son roman nous propose ainsi, au-delà du récit, une réflexion sur l’acte d’écrire et sur le pouvoir de la littérature. « La littérature n’efface pas les malheurs du monde, mais elle peut parfois soulager ceux qui souffrent et aider à cicatriser les plaies », écrit-elle au chapitre 16, consacré à Claire, cette jeune femme qui intervient dans des maisons de retraite pour faire des lectures aux personnes âgées. Nous nous remémorons alors les mots de Tolstoï : « la seule utilité de la littérature est de pouvoir rendre l’homme meilleur. »
On prend grand plaisir à suivre les aventures de ce personnage romanesque qui nous emmène de New-York à Saint-Pétersbourg, de différentes régions de France à la Belgique, où il finira son errance dans la fondation de Michel Wittock, ressuscité en quelque sorte par le travail de Nathalie Berjon. J’ai également aimé les pages consacrées à Giono et heureuse de voir rappelé aux lecteurs son engagement pacifiste en 40. L’autrice souligne un autre fait, essentiel et trop peu connu, qu’il fut un grand admirateur de Melville et le premier à traduire Moby-Dick en français. Je ne pourrais pas parler de chaque personnage rencontré à la lecture de ce livre, certains sont plus attachants ou plus sympathiques que d’autres, certains anonymes, d’autres connus. On est touché par l’histoire tragique de Charly, d’Yvonne et Fernand, on suit avec intérêt les événements de Mai 68 vécus par François et Maud, étudiants parisiens que la lecture de Moby-Dick incite à voir différemment le réel et à remettre en question l’ordre social établi. On partage l’enthousiasme de Yannick Haenel à la lecture de Moby-Dick ou le passage de l’écrit au dessin avec l’auteur de BD, Christophe Chabouté, qui fera paraître ce livre en deux tomes de bande-dessinée.
Ce roman m’a ainsi inspiré énormément de réflexions et je mesure le travail immense de recherches et d’écriture qu’il a dû demander. Personnellement cette histoire d’Ishmaël, héros de roman balloté au gré des flots (pour reprendre une métaphore maritime), m’a curieusement fait penser à ces boîtes à livres que l'on trouve dans les parcs publics ou au bord des routes et qui offrent au passant la possibilité d’emmener un ou plusieurs livres. Il m’arrive parfois de m’y arrêter et de lire les titres des ouvrages par curiosité. Je suis souvent frappée par le nombre de grands auteurs et de grandes œuvres littéraires que l’on y trouve. Comme l’autrice le fait dire à Ishmaël dans un autre contexte, « il ne faut pas mépriser les objets, car selon l’usage qu’on en fait ils peuvent être un ascenseur vers la béatitude. ».
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BÉATRICE BONHOMME
D.R. Ph. Laurent Bourdelas
■ Béatrice Bonhomme
sur Terres de femmes ▼
→ Murmurations d'oiseaux, La rumeur libre Éditions 2025,
→ Béatrice Bonhomme| Prix Mallarmé 2023 pour son recueil: Monde, genoux couronnés.
→ Mutilation d’arbre (lecture d'AP)
→ Le pacte des mots
→ Passage du passereau
→ [Les petits chevaux de Tarquinia]
→ Poumon d'oiseau éphémère
→ Sauvages
→ T’écrire adolescent
→ La terre rouge
→ Tes nuits sont devenues mes jours
→ Variations du visage & de la rose (lecture de France Burghelle Rey)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)Un lacis de sang et d'ombre
→ (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait de Béatrice Bonhomme-Villani par Guidu Antonietti di Cinarca, un poème extrait de Poumon d'oiseau éphémère et l’excipit de Mutilation d'arbre
■ Voir aussi ▼
→ (sur la site des éditions L’Étoile des limites) la fiche de l'éditeur sur Les Boxeurs de l’absurde
→ (sur Terres de femmes) Kaléidoscope d’Enfances
→ (sur Wikipedia) une belle bio-bibliographie de Béatrice Bonhomme
→ (sur Terres de femmes) La rencontre Hölderlin-Jouve-Klossowski par Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert
→ (sur le site de la Revue d'art et de littérature, musique) un entretien de Rodica Draghincescu avec Béatrice Bonhomme (Numéro 45 - décembre 2008)
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