Lecture
27 juillet
Écoute d’une émission passionnante consacrée à Wittgenstein. J’ignorais qu’il avait une relation étroite avec la théologie négative et surtout lisait et relisait Angelus Silésius. Le portrait de W. et de sa famille fait par le philosophe invité ne manque pas de piquant. Grande culture, grande richesse, grande pratique musicale de tous et toutes, grande marginalité, nombreux suicides. W. soutient que mieux vaut un métier manuel que de philosopher en chambre. Il a tenté de devenir médecin des pauvres et a distribué tout son patrimoine à des artistes dont le poète Trakl, ainsi qu’à ses frères.
28 juillet
Je devrais toujours avoir un Montaigne avec moi. Ne serait-ce que pour me rappeler que « Le monde est un livre suffisant. »
Temps de solitude bénéfique. Ici, je saisis mieux qu’ailleurs que ma vie (peut-être toute vie ?) est sous le signe d’une boucle, ou d’un cercle ou d’une longue boucle qui revient à son point de départ. Naissance et mort au même lieu mental. Celui d’avant le langage.
Simplicité volontaire : Diogène, voyant un enfant boire dans le creux de sa paume, jette son gobelet.
30 juillet
Jour sans. Je savoure. Jour sans recours à la machine pour survivre. Je me réjouis de n’avoir pas cédé aux injonctions vantant la dialyse à domicile quotidienne.
Ciel parfait. Journée parfaite en dépit du bruit des monstrueux travaux publics de notre rue. Solitude parfaite, car bien entourée et à juste distance. B. est heureux à Rouen avec ses musiciens. Jean-Luc et Brigitte, mes voisins, toujours prêts à rendre service. Ici je connais toutes les personnes des maisons alentour. Pas vécu ça en plus de quarante ans à St-B. J’écris sous le prunier sauvage et j’admire, à quelques centimètres de mon visage, la beauté des branches courbées sous le poids des prunelles violettes. Je suis en route pour la contemplation qui n’a pas besoin de mots. F.et V. ont bien compris cette quête et je leur en suis reconnaissante. Pas sûre de pouvoir partager cela avec beaucoup d’amis. Mais ce n’est pas grave. D’ailleurs rien n’est grave hormis le mal qui arrive à ceux qu’on aime. J’éprouve fortement cette sensation de courbe que j’ai évoquée il y a peu. J’avance vers l’origine. Avec quelques années (peut-être...) que j’espère pleines pour rejoindre le non-être d’où j’ai été tirée. Ici je me contente d’un sac de vêtements légers, quelques livres et cahiers, un ordinateur et rien ne me manque. Tout ce que contient la vaste maison de St-B. ne m’est pas nécessaire. « L’unique nécessaire de mes débuts, cette notion d’Hadewich d’Anvers qui achève mon premier livre publié, s’intensifie.
Lecture de Pierre Hadot, Le voile d’Isis, toujours aussi fertile. Chaque page résonne et me met en état de réceptivité, en vibrations. Notions et citations à méditer :
« choses cachées, parce qu’elles s’enveloppent dans les formes visibles » Héraclite
« Un radieux oubli de soi » Hölderlin
« La nature mystérieuse au grand jour » Goethe
« C’est une forme d’intempérance que de vouloir savoir plus qu’il n’est besoin » Sénèque
« La concupiscence des yeux » Augustin
« Les plantes ne peuvent pas connaître mais semblent vouloir être connues Augustin encore
« Ce qui apparaît doit se séparer pour apparaître » Goethe
« Sommes-nous donc faits pour mourir attachés au bord du puits où la vérité s’est retirée ? » Rousseau
On n’en finirait pas de relever…
Françoise Ascal, « 2020 » in Un abri dans l’ouvert, Carnets 2018-2022, Lavis Colette Deblé, Éditions Al Manar 2025, pp.97, 98, 99.
Ph. © Michel Durigneux
Source
■ Françoise Ascal
sur Terres de femmes ▼
→ « III - L'homme ordinaire », Grünewald, le temps déchiré, éditions L’herbe qui tremble, 2021, Dessins de Gérard Titus-Carmel.
→Des voix dans l’obscur (lecture d’AP)
→ [tu aurais voulu l’oublier] (extrait de Des voix dans l’obscur)
→ [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
→ [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
→ [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
→ Levée des ombres (lecture d’AP)
→ Lignées (lecture d’AP)
→ [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
→ Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (lecture d’Isabelle Lévesque)
→ Mille étangs
→ L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie (lectures d’AP)
→ Rouge Rothko
→ 16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot
→ 5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions L’herbe qui tremble) la page consacrée à Grünewald, le temps déchiré
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